Le maniement des larmes, une pièce à convictions

Un one-man-show sur le complexe militaro-industriel français ? C’est le pari osé que relève Nicolas Lambert avec Le maniement des larmes, jubilatoire plongée dans les coulisses du pouvoir. Après le pétrole et le nucléaire, c’est à l’armement que s’attaque le metteur en scène et acteur dans le 3ème volet de sa trilogie «Bleu-Blanc-Rouge,l’a-démocratie», présentée jusqu’au 4 décembre au Théâtre de Belleville. Caustique, dérangeant, le spectacle dissèque le lien entre les ventes d’armes-dont la France est le 3ème exportateur mondial-et le financement de certains partis politiques.

Le maniement des larmes, Credits Photos: Un Pas de Côté/Erwan Temple.
Le maniement des larmes, Credit photo Un Pas de Côté/Erwan Temple.

« Monsieur le Colonel, je souhaite visiter la Libye (et) donner une nouvelle dimension à nos relations. Par exemple, par rapport à l’énergie nucléaire et dans le domaine de la défense» déclare au téléphone Nicolas Lambert transformé en un Sarkozy infantile, intimidé par l’autorité du Guide de la révolution libyenne, Mouammar Kadhafi. Pour une fois sur le plateau, deux régisseurs manient consoles et boutons avec des airs d’agents des services de renseignement. Pour écrire Le maniement des larmes, où chaque phrase prononcée, aussi déroutante soit-elle, est authentique, Nicolas Lambert a lui aussi décortiqué des centaines d’heures d’interviews, d’enregistrements sonores, multiplié les enquêtes. « A la fin de mes recherches,  j’avais collecté deux mètres cube de documents !  » raconte celui qui a hanté les salons d’armement où le matériel est parfois étiqueté « vu à la TV» et rencontré des militaires à la retraite qui proclament tous « détester la guerre». Il a aussi beaucoup côtoyé les experts de la défense. De cet état des lieux,  le metteur en scène est sorti désarçonné, surpris par les dysfonctionnements d’un domaine régalien qu’on aurait cru plus rationnel. « Pour conserver son rang mondial, la Défense est obligée de se doter d’un matériel extrêmement coûteux, les avions rafales par exemple. A contrario, on a vendu nos casernes et les militaires logent maintenant au sous-sol des gares ou ils campent dans des tentes ! » s’étonne Nicolas Lambert. Mais ce qui intéresse tout particulièrement le metteur en scène dans Le maniement des larmes, ce sont deux scandales politico-financiers liés à la vente d’armes ; l’affaire Karachi et le lien Sarkozy-Kadhafi.

 Zones d’ombre

Ponctuée par des flashs back, très cinématographique, la pièce croise les époques et les protagonistes, mêlant les comptes rendus de procès aux entretiens journalistiques,  les sms aux écoutes téléphoniques, rappelant une histoire proche mais confuse, oubliée, recouverte par le flot d’informations. Le 8 mai 2002, à Karachi, au Pakistan, onze français employés de la Direction des constructions navales de Cherbourg périssent dans un attentat lié à l’arrêt brutal de commissions versées dans des marchés d’armement. Un trafic qui aurait probablement servi au financement de la campagne d’Edouard Balladur en 1995. Ziad Tiakieddine, intermédiaire dans la vente d’armes, sert de fil conducteur au spectacle, qui court jusqu’à la question du financement libyen de la campagne de Sarkozy. Un homme de l’ombre qui tire les ficelles mais n’est jamais représenté sur scène, d’autant plus présent qu’on le devine en creux, malin et opportuniste. « Hitchcock disait qu’un bon méchant, c’est celui qu’on ne voit pas ! Un jour, je me suis débarrassé du texte entier de Takieddine, je l’ai fait disparaître !» souligne le metteur en scène. Mais cette pièce ne produirait pas un tel écho sans l’interprétation furieuse de Nicolas Lambert, qui incarne avec brio un Nicolas Sarkozy agité, parcouru de tics et visiblement persécuté par les questions des journalistes. Il se transforme soudain en un Edouard Balladur plein de componction, le ventre pointant en avant, qui déclare avec une mauvaise foi renversante en parlant de l’affaire Karachi que les sommes déposées venaient très simplement de dons de sympathisants. Au-delà de son indéniable talent d’imitateur, le jeu de Nicolas Lambert surprend par sa finesse, réussissant même à nous attendrir avec l’impensable, l’éclatement tragique d’une famille, celle du communicant de Sarkozy Thierry Gaubert, dont il joue l’ex-épouse (la princesse Yelena de Yougoslavie), celle « qui balance beaucoup » selon Brice Hortefeux, mais aussi leur fille, qui, multipliant les bourdes tragiques, finit par en devenir touchante. La violence des propos laisse entrevoir l’ampleur du désastre. Du drame bourgeois à Macbeth, la frontière est ténue.

Le maniement des larmes, Credit photo: Un Pas de Côté/Erwan Temple.
Le maniement des larmes, Credit photo: Un Pas de Côté/Erwan Temple.

Ce talent qu’il a d’incarner les autres, Nicolas Lambert le tient d’une enfance où il « imitait sans cesse les voix des autres, surtout celle du prof » avant que le théâtre ne le sauve d’une scolarité forcément tumultueuse. C’est aussi au langage radiophonique que Lambert rend hommage dans son one-man-show, empruntant aux matinales leur rythme endiablé, jonglant avec les voix de chroniqueurs célèbres. « J’ai mis des années à entrer dans un théâtre, je ne le pratiquais qu’en atelier, un peu comme on fait de la poterie. La radio, elle, a marqué toute mon enfance. C’est elle qui m’a ouvert au monde dans une famille où on ne lisait aucun livre » se souvient t-il. « A midi, je rentrais exprès à la maison pour écouter et enregistrer Le Tribunal des flagrants délires de Pierre Desproges». Un humour et une légèreté auquel il se réfère avec intelligence, et qu’il souhaite déployer dans un futur projet pour le moins ambitieux : une comédie musicale sur l’Otan !

logo-r_med_hrLe Maniement des larmes, de et par Nicolas Lambert

Jusqu’au 4 décembre au Théâtre de Belleville

94 Rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris

Réservations au 01 48 06 72 34

http://www.theatredebelleville.com/ 

Article publié le 26 octobre 2016 dans la rubrique Culture ( Scènes) du Monde.fr

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