Jeunes artistes d’ici et d’ailleurs # 1

Can Bora est un jeune performeur turc, acteur et danseur féru de cinéma et de contre-culture. Il a été formé par Ziya Azazi, chorégraphe célèbre qui a réinventé la danse hypnotique des derviches tourneurs. Cet enseignement marque encore son travail actuel. Il vient juste de rentrer en Turquie après plusieurs années passées en Europe. Rencontre avec un artiste très impliqué dans la vie culturelle d’Istanbul.

DANTEL
de et avec Can Bora au centre culturel Akbank Sanat, Istanbul, 2013.
©Yasinhan Özer

Olivia Barron : Vous êtes né à Istanbul. Comment cette ville et vos voyages ont-ils influencé votre parcours artistique ?

Can Bora :Je pratique le théâtre et la danse depuis l’âge de dix ans. Après le lycée, Je me suis formé à la danse derviche, de tradition soufie, auprès du chorégraphe Ziya Azazi. Cette transe est un hommage au cosmos, un rite sacré. Le derviche tourne sur lui-même pour unir le ciel et la terre. En Turquie, cette danse masculine est pratiquée dans les centres religieux musulmans. Paradoxalement, elle est aussi à l’affiche de shows touristiques extrêmement kitschs. Ziya Azazi lui a donné un nouveau visage, plus contemporain. Il explore la dimension d’extase, de joie possible lors de cette performance extrême. Au cours de sa rotation, Il s’impose une vitesse très élevée afin d’atteindre une sorte de plaisir, d’enivrement. Il mêle cette danse spirituelle à de la musique expérimentale et joue de décalages surprenants. Dans Ember (2011), sa jupe de derviche prenait feu créant une tension extrême entre torture et jouissance. Riche de cette rencontre, j’ai eu envie de découvrir d’autres cultures. J’ai étudié le théâtre à la Sorbonne puis à Barcelone où j’ai compris l’influence des arts visuels sur le théâtre contemporain. Je suis maintenant rentré à Istanbul avec l’envie de créer des spectacles mêlant danse, théâtre et vidéo.

Olivia Barron : L’utilisation de la vidéo est omniprésente dans le théâtre contemporain européen. Qu’en est-il dans votre travail ?

Can Bora : Je m’amuse, je détourne la technique du « blue screen », cet écran utilisé par les films de science-fiction pour les effets spéciaux. Je filme mon image en direct avant de la superposer à une autre image, projetée sur un grand écran qui me sert de décors. Lors de mes performances, J’utilise cette technique pour explorer l’intime et la mémoire. Comme dans mon dernier spectacle, baptisée La Broderie (DANTEL) en référence au patchwork des souvenirs, présenté au centre culturel Akbank Sanat d’Istanbul :The Dantel Project

Actuellement, je recherche des financements privés étrangers pour mes projets. Le problème de la jeune création turque, c’est l’absence de subventions. La majorité des compagnies se produisent dans des garages, des cafés ou des appartements. Sans aucun moyen. Malgré la vivacité et le talent, le résultat frôle bien souvent l’amateurisme. Toutefois, ces difficultés impulsent aussi un certain dynamisme et une créativité rare. L’autre obstacle, c’est la surveillance et la censure du gouvernement islamo-conservateur sur les spectacles. Au risque d’amener les arts vivants vers une uniformisation terrifiante.

Olivia Barron : Comment le gouvernement turc exerce-t-il une censure sur les arts vivants ?

La série télévisée Soliman le magnifique. Capture d’écran

Can Bora : L’an dernier, le gouvernement Erdogan a voulu privatiser les théâtres publics tout en imposant un jury de politiques chargé de veiller à la  moralité des spectacles programmés. La polémique a surgi à propos de La secrète obscénité de tous les jours, une pièce du chilien Marco Antonio de la Parra, critiquant l’absence de liberté sous la dictature Pinochet. Déstabilisé par le propos contestataire, le gouvernement s’est octroyé un droit de regard sur le spectacle vivant. Beaucoup de manifestations ont été organisées, en vain, contre ces mesures autoritaires. Aujourd’hui, la censure s’installe de manière plus insidieuse. Il règne un climat de peur et de tension permanent. On ne sait jamais si une pièce va être jouée ou non. Il y a trois semaines, un spectacle programmé au Théâtre de l’Hôtel de Ville, La cuisine des riches, a été censurée. La pièce, écrite par le dramaturge turc Vasif Ongoren, s’inspire de la veine brechtienne. Dans la cuisine d’un riche homme d’affaires, des domestiques s’insurgent contre leur condition de vie déplorable. Le drame se réfère aux mouvements ouvriers de juin 1970 et aux manifestations qui ont abouti au coup d’état militaire du 12 mars 1971 en Turquie. Le ton critique de la pièce n’a absolument pas plu. D’autant que les inégalités sont toujours plus nombreuses. Cependant, l’incident a été peu relayé par la presse.

Soliman le magnifique à la chasse. ©Archives Larbor

A Istanbul, les gens sont souvent mieux informés par les réseaux sociaux ou via les blogs. Dorénavant, le gouvernement surveille scrupuleusement tous les secteurs artistiques. Depuis un an, le premier ministre s’en prend même à la très populaire série télévisée, Soliman le Magnifique, qu’il juge amorale et historiquement biaisée. La semaine dernière, Il a avancé que sur les miniatures persanes, Soliman apparait en conquérant, en selle sur son cheval. Et non comme «  l’individu débauché, épris d’alcool et de femmes que dépeint la série» !

Can Bora sera prochainement programmé à Istanbul :

-DANTEL de et avec Can Bora au Théâtre Sahne Besiktas, 10 Mars 2013, Istanbul. dantelproject.wordpress.com
-SESSIZLIK de Moira Buffini avec Can Bora, Théâtre National d’Istanbul, Février 2013. http://www.istdt.gov.tr

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